Lune d'argent - le Chèvrefeuille

Janvier est le mois du chèvrefeuille. Peu après les ripailles de décembre, ses fleurs blanches apparaissent. Leur parfum est puissant, bavard, envoûtant. A chaque fois que je le sens, je me souviens de cette voyante, croisée dans un salon ésotérique. C'était en 2004. Elle attendait, sagement, dans un coin, une bougie allumée à côté d'elle. J'avais avancé lentement dans les allées, sans même savoir pourquoi j'étais là. J'avais nié quelques gourous m'indiquant un fauteuil où m'assoir puis, je l'avais vue, elle. Quand je me suis assis en face d'elle et qu'elle a commencé à me tirer les cartes, les volutes de son parfum au chèvrefeuille m'ont entouré. J'ai pensé alors, taquin : "cette plante-là est une herbe de sorcière".

La voix du chèvrefeuille est douce et cristalline. Elle tinte telle une clochette minuscule. Pourtant, que de force dans son parfum, que d'audace ! Je me souviens de cette fin de nuit de janvier, quand j'entendis l'appel de cette plante merveilleuse. Le soleil n'avait pas encore soulevé le couvercle du ciel. A peine sorti du lit, je m'habillai en hâte et me livrai aux froides morsures du vent d'hiver. Le chèvrefeuille, chez nous, borde le jardin, gardien de la frontière entre notre creuset de verdure et le monde extérieur. Je ne m'étais pas trompé. Elles étaient là. Toutes frêles et pâles, lunaires et mystérieuses. Les fleurs étaient à peine ouvertes mais déjà leur parfum s'insinuait en moi. Comment des fleurs aussi menues peuvent-elles dégager une odeur si forte ? Je suis totalement barge, je sais, mais j'ai une étonnante capacité, apparemment pas vraiment répandues. Je VOIS les parfums. Ou plutôt, ils éveillent des couleurs en moi. Celui du chèvrefeuille est d'un blanc vert, légèrement orangé. Ce parfum me surprend toujours par sa vivacité.

L'esprit du chèvrefeuille semble beaucoup aimer la nuit. Il s'est révélé à moi alors que les rayons de lune tombaient lentement sur ses feuilles comme des flocons d'hiver. Déjà clairement envoûté par son fumet ensorceleur, j'osai ce matin-là lui demander son nom. "Lune d'argent" fut sa réponse. Les mots avaient surgi en moi.  Etonné par la clarté de ceux-ci, j'allai plus loin et demandai : "Quelle est ta mission en ce monde ?" Je sais, la question est pompeuse. Mais il arrive que les plantes y répondent. Il sembla hésiter. Puis, enfin, il souffla sa réponse en moi. "Je lève les voiles qui empêchent les humains de se reconnecter à la Nature. J'ouvre les portes. Je les conduis à elle."

Rien que ça ! Quelle surprise ! Je me doutais intuitivement qu'il était une plante de la nuit, une herbe de la lune. Et là, je m'apercevais que ce n'était pas tout à fait un hasard s'il bordait le jardin. Le chèvrefeuille est un marcheur d'entre les mondes. Il accompagne celui qui se déplace dans les mystères de la Nature. Si la voyante le portait, comme en bandoulière, dans mes souvenirs, c'est parce qu'il ouvrait pour elle les portes du passé et de l'avenir.

Rentré chez moi, je feuilletai des bouquins afin d'en savoir davantage. C'est ainsi que je découvris que le chèvrefeuille est séducteur aussi.  Le voyou ! Il est adepte des flirts et des aventures sans lendemain. C'est un ami nocturne, un passionné. Il entre d'ailleurs dans la composition de nombreux philtres amoureux. C'est un aimant. En même temps qu'un amant. Il attire. Il attire l'argent par exemple, ou un nouvel emploi, ou un nouvel amant. Il aide le désespéré à retrouver confiance en lui. Il aide, somme toute, à se sentir bien, à développer une image positive de la vie, à aller de l'avant. Le chèvrefeuille est quelque part la lune qui illumine la nuit. Il ne laisse rien dans la boue. Il porte à la lumière les misères passées mais les transforme pour un plus bel avenir.

Qui veut créer une atmosphère festive l'associera au musc, au jasmin, à la jacynthe. Qui veut séduire le mariera plutôt au lotus, au bois de santal et à l'Ylang Ylang. Combiné au bois de santal, à l'ambre et à la violette, on dit qu'il enchante la vie.

Pour m'unir en esprit au chèvrefeuille, il m'arrive de le porter au cours d'un dîner amoureux. Quand je médite, je m'ouvre à lui en posant ces questions : "qu'est-ce que la liberté ? Qu'est-ce que la séduction ? Qu'est-ce que la prospérité ?" Dans les nuits froides de janvier, quand chacun se blottit sous l'édredon, le chèvrefeuille fleurit, fragile et fabuleux, marcheur d'entre les mondes. A celui qui se risque alors à respirer son fort parfum, il livre un murmure chaud : "Es-tu prêt, humain ? Es-tu prêt à marcher d'un univers à l'autre, avec moi ?" Moi, j'ai répondu "oui" !