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22 mai 2015

Le Passeur

En 2007, j'ai participé à un concours de nouvelles organisé à l'occasion de la journée internationale de lutte contre l'homophobie. J'eus la surprise de remporter le premier prix et de voir, en septembre de la même année, ma nouvelle publiée dans le magazine Têtu. Cette nouvelle était en fait le passage d'un roman que j'avais écris 10 ans plus tôt, à une époque où j'ignorais absolument tout de ceux que certaines traditions nomment "les hommes et les femmes aux deux esprits". Quand on me demanda d'où l'idée d'écrire le Passeur m'était venue, j'ai répondu que ce n'était pas de la science-fiction. Ils existent réellement. Ce qui est incroyable, par contre, c'est qu'en 1998, je ne le savais pas encore jusqu'au jour où Anukite se présenta à moi, mais ça, c'est une autre histoire. Voici donc le texte du "Passeur"

 

Ce soir, dans les web-news, ils l’ont écrit.

« Un clochard a trouvé, aux aurores, le corps sans vie d’un Passeur, en plein cœur de Bruxelles. L’homme-femme a, semble t’il, été assassiné. » 

Deux lignes en bref, comme on annonce un chien trouvé au bord d’une autoroute.

Le monde n’a pas changé. C’est sûr, un meurtre pareil a moins la cote qu’une pipe taillée au Pentagone. Même en 2035, on s’en bat l’ nœud des trans et de leurs vagineries.

Fulminant contre la brève dépêche, je découvre qu’il y a, malgré tout, une photo. Noir et blanc, la photo. Pourtant, en découvrant le visage blanc, transparent de douceur, de la jeune homme assassinée, je reste figée, idiote, ma tisane à la main. Le fille n’est même pas maquillé. Une goutte de sang illumine sa bouche, comme une perle d’aurore. Il a les sourcils épilés, piquetés de paillettes et les yeux grands ouverts sur l’image de sa mort. Un diamant vissé, juste au milieu, perce son troisième œil.

Je repose la tasse sur un bout de la table. Je vais à la fenêtre. Je regarde dehors. Cet été, on rejoue au cerceau et avec des jeux en bois. Les gosses se sont lassés depuis longtemps de l’internet et des jeux vidéo. Il n’y a que de vieilles poules comme moi pour s’en amuser encore.

Déjà qu’il n’y a plus de voiture ou si peu ! Je suis certaine que les PC vont disparaître des meubles où nos parents les ont fourrés. Adieu les douches qui se mettent à couler dès que vous y entrez. Finis les réfrigérateurs qui vous annoncent que les yaourts aux fruits se périment dans trois jours (je m’en tamponne la prune d’ailleurs, je raffole des produits avariés). Nos garde-robes redeviendront muettes. Elles ne nous diront plus que nous avons déjà porté ce jeans dix jours avant. Et, comble du bonheur, le miroir de la salle de bain n’aura même plus l’outrecuidance de constater qu’on a grossi.

Troublant ma rêverie rétrograde, la cafetière me prévient : le café n’est plus chaud. Sa voix horrible et métallique demande si je souhaite oui ou non, le réchauffer. Je lui murmure que non. L’engin s’éteint. Étrange époque où l’on ne parle qu’aux machines.

Je reste là longtemps, le regard dans le vague. Quand je ferme les yeux, le visage du Passeur flotte en moi. Diaphane. Féerique. Le sang perlé sur le bord de ses lèvres en une fleur qui éclôt. Ou une goutte de lumière, je sais pas.

J’ai froid, soudain.

Pourquoi l’avoir tuée ?

Pourquoi l’avoir tué ?

À qui de l’homme ou de la femme en lui a t’on voulu ôter la vie ?

J’imagine malgré moi les tout derniers instants. Les pas qui sonnent dans les ruelles désertes. La pluie. L’ombre qui court mais que personne ne voit. Le Passeur se retourne plusieurs fois. Il s’arrête. Les bruits de pas aussi. Quand il se remet à marcher, on le suit à nouveau. Une sueur froide lui mouille les aisselles. Il a peur.

Je ne sais pas si la mort s’est accompagnée d’un rituel horrible. Ou si elle a été donnée d’un seul coup. Mais la beauté de ce visage tué me trouble. Il est si calme. Si tendre. Comme si la peur ne l’avait pas visité. Comme s’il était heureux de mourir…

Avait-il accompli son précédent voyage qui devait le conduire de son corps d’homme vers celui de femme ? Était-il opéré ? Était-il devenu un « elle » parmi les autres ? Anonyme. Mariée peut-être.

Ou la mort l’a t’elle pris au cœur de son voyage ? Quand il était comme moi en transit entre les deux sexes. Paumé sur un parking de l’autoroute transgenre. Un endroit où il pleut. Sans éclairage. Et sans amour. La mort l’a t’elle cueilli quand il n’était que chrysalide ? Quelque part entre chenille et papillon ? Les anciennes religions disaient que des êtres assuraient le passage de la vie à la mort. Ils vous menaient en barque aux rives de l’autre monde. Ces êtres-là sont des Passeurs. Ils n’appartiennent ni au monde des vivants ni à celui des morts.

Je n’appartiens ni au monde des hommes, ni à celui des femmes. Je suis comme eux. De passage. Flottant sur une eau trouble dont tout le monde a peur. Ma vie est une immense toile d’araignée où personne ne veut se jeter.

À bien y penser, mon cœur se serre et j’attrape la nausée. La chaîne hi-fi le sent. Miracle des technologies modernes. Quelques capteurs de phéromones et hop, les CD tournent dans leur caisson de silicone et s’arrêtent là, pile poil, sur la musique qui colle le mieux à mon humeur. Mais pourquoi donc avoir choisi les voix rayées de Starmania ? Ma mère adorait Balavoine. Je le déteste ! J’ignore pourquoi. D’un coup d’ongle vernis, je le fais taire. Sa voix s’éteint sur une note rauque, comme un coup de lipstick raté.

C’est fichu, la chanson ne me quittera pas de toute la nuit.

 

Et c’est là, mes chéris, c’est là que je le vois. Dans ma tête. Mince, brun, couché par terre. Celui vers qui je dois aller ce soir.

J’attrape la tunique noire que j’enfile quand je sors. Je m’y enroule. J’ouvre la porte. Ce n’est qu’une fois dans la rue que je me cache enfin dans ma capuche immense.

Je parcours sans bruit les pavés des ruelles. Des yeux noirs, animaux, m’épient d’entre les murs. Là où je vais, la vie se vole. La vie ne sourit pas.

J’approche de cet endroit où l’âme humaine explose. Vestige semblable aux raves d’antan. Une cour désaffectée trouée de décibels. Filles. Garçons. De tous poils. Rasés ou pas. Enfer acide. Le gorille qui protège cet antre de luxure a levé les sourcils quand il m’a vue. Une femme tout près de moi a crié : « Un Passeur ! ».

Un passeur, oui !

« Le mot fait peur, pas vrai, ma blonde ? »

Un lourd silence déchire la foule. Je suis Moïse jeté dans la Mer Rouge. Je les traverse. Serein. Tout le monde sait ce que veut dire ma présence en ces murs. Ils savent. Mais ils ne savent pas encore pour qui je suis venue.

Me voilà, transpirante, dans ce temple maudit. Regards phosphorescents. Sourcils nus. Étincelles. Visages incendiés de lumières. Personne ne se regarde. Personne ne se parle. La sueur, carnivore, rampe sur nous, à l'affût.

Des yeux me prennent. Des mains noires me caressent. On me touche, on me laisse. Autour de moi, les gens s’effleurent, s’approchent, se lèchent, puis s’abandonnent. Des rats se glissent entre mes jambes. Une cage est suspendue. Avec un homme à l’intérieur. Je m’arrache à la foule. D’autres salles sont ouvertes, d’où m’arrivent des clameurs. Les ténèbres enfumées y prennent un corps. Un corps multiple. Terrible. Ça sent la bonne sueur. Le sperme frais. La flamme rouge d’un briquet allume une bouche ouverte arrêtée sur un cri. Je capture des senteurs, brûlantes et insolites. J’y trouve un parfum froid, amer, qu’il me semble reconnaître.

Je l’ai trouvé !

Je suis venu pour lui.

Je ferme les yeux et je le vois, là, dans ma tête. Si brun, si mince, si jeune, et déjà si désespéré. Il est mort !

Je m’arrache aux regards, aux mains voleuses, aux bouches offertes. Je rajuste ma tunique et me renfonce dans mon immense capuche.

Des nuages de fumée se nouent autour de moi. Je m’enfonce encore plus dans le hangar désaffecté où quelques âmes s’attardent. Ici, on n’entend plus de la musique que des bruits sourds et répétés. Je croise des hommes aux yeux hagards qui reviennent des ténèbres. Et je pénètre en elles, légère, lucide, presque insouciante… J’entre en ces lieux de l’âme où tremblent ceux qui n’ont plus froid, ceux qui n’ont pas d’amour.

D’énormes toiles d’araignée pendent au plafond. Des soupirs se répandent. J’entends des bruits de chaînes. Dans quelques heures, le soleil nettoiera la grisaille et la nuit. Il viendra vomir sa lumière sur un matin blessé.

Te voilà. Tu m’attends. Comme des centaines d’autres avant toi. Tu es recroquevillé sur les pavés. Je m’approche doucement de toi. Et je te reconnais. Le corps très mince. Très brun. Tu tournes vers moi de larges yeux très sombres.

J’entends un ricanement monter du fin fond de la cour : « Pas la peine d’essayer. Ça fait deux heures qu’il marche sur les dalles de l’enfer. Avec ce qu’il a pris, c’est plus des veines qu’il a ! »

« Ta gueule ! »

J’ai hurlé sans même chercher à regarder qui me parlait.

Je connais ce dégoût que les gays ont d’eux-mêmes. Ce dégoût intérieur qui les bouffe jusqu’à en crever. Ce dégoût-là qui a fait d’eux la proie facile des revendeurs de drogue. Ce dégoût qui les tue sans que personne ne bouge.

Doucement, je pose mes mains sur toi. Pauvre petite araignée. Laisse-moi. Je vais te ramener.

Doucement, je ferme les yeux. J’appelle en moi l’énergie de la Terre. J’appelle en moi l’amour de la déesse. Doucement, les doigts me piquent. Je sens rugir autour de nous les rires des faunes. « Reviens, reviens ! », « Par le phallus de Pan, par le ventre fécond de Déméter, reviens ! »

Les fées ont fait un cercle autour de nous. J’entends leurs chants. Et chacune des lumières qu’elles apportent sur moi s’enfoncent par ma main, goutte à goutte, à l’intérieur de toi. Car je suis un Passeur. Un Passeur.

Je laisse passer en moi tout l’amour de la Terre afin que la vie te retrouve. Je sens ton corps vibrer. La vie entrer à l’intérieur. « Reviens, reviens ! »  Je sais toutes ces douleurs vécues par toi. Quand tu as compris que, quand tu as su, au plus profond de toi, que… Oui, je les sais, ces mots que tu ne veux pas dire. Ces mots qui, aujourd’hui encore, font pleurer les mères dans leurs mains, se détourner les yeux des pères. Ce dégoût qui tue.

Il ne faut pas laisser la mort venir à bout de toi.

« Reviens, reviens ! » Mère Nature ne veut pas que tu meures. Elle veut que tu regardes le monde avec fierté. Comme elle t’a fait. Un amoureux des hommes.

Tout à l’heure, nous sortirons d’ici, je le veux. Toi, vivant, avec moi.

Nous croiserons à l’envers les mêmes visages détruits, les mêmes odeurs insupportables. Je sais qu’un jour, l’un ou l’autre d’entre eux aura besoin de moi, lui aussi. Quand il n’en pourra plus de sa solitude, de sa vie sans amour. Quand il sera au bout du désespoir. Quand il aura perdu jusqu’au goût de la vie. Quand il sera aux portes de la mort et que les anges ne voudront pas de lui.

Il aura un soupir, comme un souffle, une lumière dans les yeux. Une étincelle vivante que des mains invisibles porteront jusqu’à moi.

Et je viendrai à lui.

Car je suis un  Passeur.

Ce Passeur de lumière dont un jour un sorcier a dit : « Les transgenres ? Ils ont en eux, ensemble, l’énergie de la Terre et le phallus de Pan. Qu’on leur rende l’amour et ils sauveront le monde ! »

Comme les Chamans amérindiens… Ces hommes rouges habillés en femme dont certains racontaient qu’ils étaient les meilleurs guérisseurs de ce monde. Eux aussi, on les a tués ! Tous. Massacrés. Torturés. Exterminés. Ils avaient, eux aussi, en eux, l’homme et la femme du Grand Esprit.

« Un clochard a trouvé, aux aurores, le corps sans vie d’un Passeur, en plein cœur de Bruxelles. L’homme-femme a, semble t’il, été assassiné ». 

Deux lignes. C’est tout !

Serons-nous à jamais les oubliés du genre humain ?

Mais de quel genre parle t’on, nom de dieu ! 

 

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